Un samouraï se rendit un jour auprès de Yagyû Munenori, grand maître de sabre et maître d’arme du shôgun. Il avait l’intention de devenir son élève.
Au premier coup d’oeil, Yagyû Munenori reconnut en lui un véritable maître dans l’art du sabre. Il lui en fit le compliment, mais ne voyait pas ce qu’il pouvait lui enseigner. Le visiteur l’assura n’avoir étudié dans aucune école particulière, sa connaissance des techniques de sabre se limitant à ce que tout samouraï devait savoir. Yagyû Munenori l’observa plus attentivement. L’homme semblait sincère.
Pourtant, son intuition lui disait que ce samouraï avait atteint l’ultime étape de cet art. Soucieux de percer son secret, il décida de l’interroger…
Très ouvertement, le visiteur répondit à toutes les questions que lui posait Yagyû Munenori. Rien dans ses réponses ne faisait assurément de lui un maître. L’homme commençait à être embarrassé par la situation quand il se souvint qu’une idée l’avait obsédé dans le passé. Un samouraï ne pouvant craindre de perdre la vie au combat, pas une journée ne s’était écoulée depuis son enfance sans qu’il pense à la mort.
Un jour, ce problème fut dépassé. Le visage de Yagyû Munenori s’illumina. Etre libéré de la peur de la mort correspondait au plus haut niveau dans l’art du sabre, peu de ses élèves avaient atteint ce degré de maîtrise. Comme il l’avait pressenti, il n’avait donc rien à enseigner à ce samouraï devenu un maître sans le savoir…
Seul un grand maître pouvait découvrir un tel secret, d’autant mieux caché qu’il n’était pas même connu de celui qui le portait. Yagyû Munenori n’avait d’ailleurs pas fait autre chose que révéler à ce samouraï son “maître intérieur”.
A l’époque d’Edo (1615 – 1868), quelques rares grands maîtres se distinguaient ainsi des samouraï du commun, souvent excellents sabreurs mais encore peu avancés sur la Voie.
Qu’ils fondent une école (ryû) ou enseignent à un ou deux disciples, qu’ils représentent quelque clan prestigieux ou parcourent le Japon en rônin , qu’ils se retirent dans les montagnes pour méditer ou occupent une fonction importante auprès du shôgun à Edo, ils étaient les maîtres de la Voie du sabre.
Yagyû Munenori, était un grand amateur de théâtre Nô, qu’il pratiquait lui-même.
Un jour où Kanze Sakona, de la célèbre famille Kanze, jouait en la présence du shôgun, Yagyû Munenori admirait la concentration sans faille du grand acteur. Le regard qu’il portait sur le Nô avait l’acuité que donne l’art du sabre.
Soudain, il lança un kiaï silencieux dans la direction de Kanze Sakona. Il y eut un frémissement dans l’assistance. Le spectacle terminé, le shôgun, intrigué, questionna Yagyû Munenori sur son étrange comportement.
Ce fut Kanze Sakona qui répondit :
Yagyû Munenori avait saisi le moment où la concentration avait faibli. Il avait alors lancé son kiaï, signe de connivence avec un autre grand maître.
Ce que le shôgun ne comprit peut-être pas, c’était la complicité entre les deux maîtres. Que signifiait-elle au juste ? Que pouvait bien découvrir Yagyû Munenori dans le Nô qu’il ne connaissait déjà ?
A ces questions, tous les maîtres ont toujours fait la même réponse. Qu’il s’agisse de la Voie du Bouddha (Butsu dô), la Voie des dieux (Shintô), les budô ou même le Nô, la calligraphie, la Voie du thé ou la Voie des fleurs, toutes sont l’expression d’un fondement immuable. L’approfondissement de plusieurs Voies permet ainsi d’en observer le principe commun, l’un des secrets que découvre tout maître un peu avancé sur la Voie.
Cette connaissance, le jeune Yagyû Munenori mit longtemps à l’acquérir.
Héritier des techniques familiales du Yagyû ryû, et successeur de son père, Yagyû Muneyoshi, il devint rapidement le maître d’arme des shôgun Tokugawa, auxquels son clan enseignait traditionnellement l’art du sabre. Samouraï doté d’une grande virtuosité aux armes, il demeurait pourtant insatisfait de ses progrès. C’est en prenant conscience du rôle prédominent du vide dans la Voie du sabre qu’il s’orienta vers le Zen. Il suivit alors les enseignements du moine Zen Takuan – comme en attestent les lettres de ce dernier à son intention, plus connues sous le titre de “Mystères de la sagesse immobile”.
Pratiquant le Zen, il approfondit le concept de “non-sabre” qui lui emprunte la notion de non fixation de l’esprit, degré ultime de la maîtrise.
Une poésie ancienne citée par maître Takuan l’évoque avec simplicité :
C'est penser à quelque chose;
Parviendrez-vous à ne pas penser
Même à ne pas penser ?"